Agora des bâillonné·es

Interventions au théâtre de l’Odéon occupé de Désirée et Alain Frappier et de Joachim Salinger — dimanche 18 avril 2021

Intervention de Désirée et Alain Frappier

Nous représentons le collectif AAA, Autrices et Auteurs en Action, qui s’est formé lors du festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême 2020. Un regroupement spontané de plus de 1100 autrices et auteurs professionnels de bandes dessinées réclamant un véritable statut professionnel, la mise en place de rémunérations minimums et la résolution des spoliations des droits à la retraite.Récemment, nous avons entendu parler dans les médias « d’ingratitude des acteurs de la culture » envers le gouvernement qui avait débloqué pour eux des fonds importants, mais nous ne faisons pas l’aumône et nous ne demandons pas la charité. Nous demandons de pouvoir exercer notre profession dans des conditions dignes tout comme nous souhaitons être reconnus en tant qu’acteurs indispensables au bien-être de la collectivité.

Dès le début du mouvement initié au théâtre de l’Odéon, de nombreux auteurs de bandes dessinées, partout en France, se sont joints aux manifestations et ont rejoint les lieux d’occupation dans une volonté de convergence des luttes. Ces dernières années, lors des manifestations contre des lois liberticides et anti sociales nous avons souvent défilé sous les mêmes bannières et brandi les mêmes pancartes « Culture en danger », car il ne s’agit pas seulement de défendre la culture, mais de défendre la culture dans sa diversité et sa liberté d’expression. Il s’agit de se battre contre l’ubérisation de ses acteurs promue par l’industrie culturelle. Deux mots bien mal assortis. Qui dit industrie, dit rentabilité commerciale et financière. Les auteurs de bande dessinée représentent les travailleurs rêvés du système économique que nous subissons depuis bientôt quarante ans. Nous sommes ce à quoi tend toute entreprise culturelle ou autre. Quoi de plus rentable qu’un employé travaillant sans salaire, et ne touchant qu’un prorata minimum sur les ventes de son travail ? Quoi de plus rentable qu’un ouvrier qui ne peut gagner sa vie qu’en se rendant bancable? Si peu de gens savent que la plupart des auteurs et autrices ne touchent que quatre et huit % sur la vente de leurs livres ! Chaque jour, des auteurs et autrices témoignent de leur choix « raisonnable » de se réorienter tant bien que mal dans des carrières tournant le dos à la création. Il arrive même que certain.e.s aillent jusqu’à s’ôter la vie, fatigué.e.s des décennies sans chômage, sans congés, sans perspectives de retraite. Le revenu moyen de notre profession, c’est huit cents euros mensuels pour quarante heures par semaine. 88% des professionnel·le·s n’ont jamais bénéficié d’un congé maladie, 81 % n’ont jamais obtenu de congé maternité, paternité ou adoption, pour une industrie ô combien rentable qui affichait dans le secteur du livre illustré 658,5 M€ de chiffre d’affaires en 2019. Il y a deux ans était publié le rapport Racine avec 23 recommandations essentielles pour améliorer notre situation, 14 mois plus tard le rapport a été enterré par Roselyne Bachelot, indépendamment de la crise sanitaire. Si nous ne pouvons pas lutter 8 semaines de suite dans des lieux d’occupation, comme le font si courageusement ceux qui occupent les théâtres, c’est que nous sommes obligés de retourner à nos planches. Notre situation d’autrices et d’auteurs, loin de s’améliorer, est en train de se répandre dans tous les secteurs d’activités culturelles et autres. On appelle cela l’auto entreprise. Le théâtre, l’opéra, le cinéma ne sont pas à l’abri de cette uberisation de ses acteurs. C’est pour cela qu’il est aussi important, avec les moyens de chacun, de faire cause commune. De ne pas tomber dans le piège de la division qui assoit le pouvoir de ceux qui négligent la richesse sociale, intellectuelle et spirituelle de la culture au profit de la rentabilité commerciale et financière.

Le collectif AAA s’est déjà investi lors des manifestations dans les mouvements sociaux qui ont secoué l’année 2019, notamment en produisant une brochure distribuée lors du festival d’Angoulême 2020. Tout comme il s’est investi lors des manifestations contre la loi de sécurité globale en produisant les centaines de portraits qui ont jalonné la manifestation, représentant les députés ayant voté le projet de loi. Ils souhaitent aujourd’hui s’investir dans votre combat qui est aussi le nôtre. Une trentaine d’illustrateurs et d’illustratrices, membre du collectif AAA, vous proposent donc de réaliser des illustrations soutenant votre action dans le cadre d’une convergence des luttes et ,plus largement, comme le précise le texte de ceux qui occupaient l’Opéra de Bordeaux, « dans un désir de justice démocratique, sociale et climatique ».

Et comme dit si bien le peuple chilien qui nous est si cher et dont l’actualité nous éclaire sur ce que nous promet l’ultra libéralisme : « El pueblo unido jamás será vencido ».

Désirée et Alain Frappier


Intervention de Joachim Salinger

Bonjour et bienvenue à l’Agora de l’Odéon Occupée, pour la première fois délocalisée ici, sur le parvis de l’hôtel de Ville.

Nous avons décidés de tenir cette agora – l’agora des bâillonné·es – « ailleurs qu’à l’Odéon » car depuis désormais plus de deux semaines nos relations avec la préfecture de Police de Paris se sont quelque peu compliquées. Las de jouer au chat et à la souris avec le préfet Lallement en plein sixième arrondissement, nous avons décidé, aujourd’hui de nous transporter – avec l’accord de la mairie de Paris – sur le parvis de l’hôtel de Ville. Le rassemblement a été déclaré, nous avons reçu récépissé de la préfecture. Ce rassemblement revendicatif est donc bel et bien légal et nous entendons aujourd’hui ponctuer les prises de paroles des artistes-auteurs et autrices en lutte par des interventions musicales, comme nous avons l’habitude de le faire depuis des décennies ! L’année dernière nous avons mené – et gagné ! – une bataille juridique pour défendre le droit de manifester, même en période d’état d’urgence sanitaire. Nous n’entendons pas nous laisser dicter l’orde du jour de nos manifestations ni les formes de nos luttes par des directives venues de la place Beauvau ou de l’île de la Cité.

Nous sommes aujourd’hui au 46ème jour d’occupation du théâtre national de l’Odéon et, en l’absence complète de réponse, ne serait-ce qu’à une seule de nos revendications, nous sommes déterminés à continuer à occuper l’espace public et les lieux culturels – qui sont aussi nos maisons communes – jusqu’à obtenir des réponses complètes, satisfaisantes et conséquentes. Le gouvernement joue sans doute la montre, tablant peut-être sur notre épuisement, mais le temps est avec nous ! Car même s’il fait frais aujourd’hui, c’est la fraîcheur d’un printemps de lutte qui nous porte et renforce notre détermination. Plus le temps passe, plus ce gouvernement démontre son incapacité à apporter des réponses satisfaisantes, tant sur le plan sanitaire que social. Notre lutte, nos luttes – au travers de la désormais centaine de lieux occupés à travers le territoire – dépasse le seul milieu culturel, vous le savez.

Nous luttons, comme le communiqué lu précédemment l’a rappelé, aussi pour défendre nos droits sociaux : droit à l’assurance chômage, droit à prise en charge de nos frais de santé, à des indemnités journalières en cas d’arrêt de travail suite à une maladie, à un congé maternité ou un accident du travail. Droit à la formation professionnelle, au congé parental, à la retraite, de base et complémentaire, à la prévoyance, à des congés payés, à une médecine du travail adaptée, droits à des rémunérations et des conditions de travail minimales décentes fixées dans les conventions collectives et autres accord d’entreprises, et négociées par des représentants du personnel et des organisations syndicales représentatives, etc.

Tous nos droits, à nous artistes ou techniciens du spectacle – ainsi que ceux des intermittents de l’emploi hors-spectacle qui sont à nos côtés dans les occupations – s’arriment et s’articulent autour de notre statut de salarié.
C’est parce que nous sommes salarié·es – et donc engagé dans une relation définie par l’existence d’un lien de subordination avec un employeur – que nous pouvons prétendre à l’assurance chômage. C’est parce que nous sommes salarié·es que nous pouvons négocier avec les patrons des conventions collectives concernant nos salaires et nos conditions de travail, ou bien des accords qui encadrent et définissent nombre de nos droits sociaux. C’est parce que nous sommes salarié·es que, en occupant nos lieux de travail, en revendiquant, en manifestant et en faisant grève, nous pouvons construire un rapport de force avec nos employeurs afin de défendre nos droits et d’en conquérir de nouveaux.
Or, notamment dans le milieu du spectacle et de la culture, il existe nombre de travailleurs et travailleuses dont le travail ne s’organise pas autour de la notion de salariat.
C’est le cas tout particulièrement des artistes-auteurs, que nous avons tenu à inviter aujourd’hui, afin qu’ils et elles puissent nous exposer leurs problématiques, les difficultés qu’ils et elles traversent, qu’elles soient liées ou non à la crise sanitaire, faire état de leurs revendications et propositions et débattre avec nous des convergences possible entre leurs luttes et les nôtres.

Nous entendrons la parole d’une compositrice de musique de films et de musique contemporaine, d’une scénariste, d’auteurs et d’autrices de Bande dessinée, d’auteurs et d’autrices de théâtre, d’un graphiste et plasticien, d’une poétesse, ainsi que d’un collectif d’artistes des arts visuels qui intervient en appui et en soutien des luttes sociales depuis plusieurs années.

Ces intervenants sont parfois syndiqués, représentants d’organisations professionnelles qui portent des regards et des revendications différentes sur leurs métiers. Nous n’avons pas à faire le tri ou à tenter d’arbitrer des débats qu’ils et elles animent et font vivre au quotidien. Nous les laisserons donc discuter et débattre ici, en pleine liberté et de manière parfois contradictoire.
Donnons cependant quelques éléments de contexte.

La création, au sens large – c’est à dire le domaine ou interviennent en premier lieu les artistes-auteurs, quels que soient leurs métiers – connait régulièrement des crises et des mutations. Celles-ci se sont accélérés depuis 15 ou 20 ans avec la révolution du numérique.
Or, si le nombre d’oeuvres et la valeur qu’elles génèrent n’a cessé de croitre aux cours des dernières années, c’est paradoxalement au dépends des artistes-auteurs eux-mêmes. Leur situation économique et sociale n’a cessé de se dégrader, se traduisant notamment par une érosion lente mais continue de leurs revenus et des difficultés croissantes à faire valoir une couverture sociale minimale. Et, comme bien trop souvent, ces difficultés d’ordre socio-économiques touchent, parmi les artistesauteurs, plus particulièrement les femmes et les jeunes.

Il y a deux ans le gouvernement a semblé prendre conscience du problème. Franck Riester, alors ministre de la Culture a commandé un rapport sur ces problématiques.
Remis en janvier 2020, le rapport de Bruno Racine, intitulé « L’auteur et l’acte de création » a eu le mérite de poser clairement des diagnostiques sur les difficultés et les problèmes et de proposer de nombreuses pistes – 23 propositions en tout – pour tenter d’en sortir.
Pour ce qui est des constats, le rapport reconnait un déséquilibre croissant des relations entre artistes auteurs d’une part – en leur défaveur – et acteurs de l’aval (éditeurs, producteurs, diffuseurs, etc.) d’autre part, sans oublier le rôle et le poids des Organismes de Gestion Collectives dans ces relations. Il propose comme piste possible permettant de rééquilibrer en partie les choses, la création d’un contrat de commande prenant mieux en compte le travail « invisible » de la création dans les rémunérations, ainsi qu’un fléchage nettement plus important et plus direct des crédits d’action culturelle des OGC vers les artistes-auteurs.Il alerte sur les difficultés de mise en oeuvre effective des droits sociaux des artistesauteurs, en faisant état des différentes pistes et propositions, allant d’une réforme de la gouvernance et de la gestion des organismes sociaux dédiés (AGESSA, MDA, IRCEC…), à la revendication d’un véritable « statut », à même de consolider et rendre effectifs les droits existants et permettant d’en construire de nouveaux.

Le rapport insiste également sur la difficulté des artistes-auteurs à organiser la défense de leurs intérêts professionnels communs, en raison notamment du morcellement de leur représentation dans un nombre conséquent de structures associatives ou syndicales. Je dois bien dire qu’en préparant cette agora au cours des derniers jours, nous avons dénombrer pas moins de 53 sociétés, associations, collectifs et syndicats, sans même comptabiliser les OGC, ni les organisations « ressources » du type CNC, CNL, ARTCENA ou CNM… Le rapport préconisait notamment l’organisation rapide d’élections professionnelles, afin de renforcer et légitimer leur représentation et de réunir les représentants au sein d’un Conseil National des Artistes-Auteurs restant à créer, qui serait notamment en charge de la négociation collective.

Enfin le rapport pointait également les manquements de l’État, non seulement dans la faiblesse et la complexité des aides directes en faveur des artistes-auteurs, ainsi que dans son manque d’exemplarité dans le respect du droit des auteurs. Pour pallier à ce constat il propose de renforcer les dispositifs publics d’aides directes et de conditionner toute aide publique aux « acteurs de l’aval » au respect des droits des artistes-auteurs et de favoriser le respect et la mise en oeuvre effective du droit de représentation, notamment dans le domaine des arts visuels.
Si les constats sont globalement partagés par tous les acteurs, il n’en va pas de même des préconisations !
Depuis désormais un an, le milieu des artistes-auteurs et ses représentants rivalisent de communiqués, rapports et autres communications croisées pour tenter de peser sur la prise de décision politique.

Outre le rapport Racine remis en janvier 2020, sont apparus depuis une mission parlementaire « flash » sur le statut des auteurs, menée en juillet 2020 par Pascal Bois et Constance Le Grip. Sous prétexte de faire des propositions urgentes en rapport avec les conséquences sociales de la crise sanitaire, les parlementaires se sont empressés de tenter d’invalider nombre des préconisations du rapport Racine.
Enfin, le CSPLA — Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique – a commandé un rapport à Pierre Sirnielli sur la question spécifique du « contrat de commande ». Remis au mois de novembre dernier, celui-ci se montrait plus que réservé sur l’utilité de sa mise en oeuvre, créant ainsi plus de questions et d’incertitudes qu’il n’en résolvait…
Se rajoutent à cela, d’autres lignes de démarcations, de partages ou de fractures, souvent mouvantes d’ailleurs, partageant les artistes-auteurs et les organisations qui les représentent, en fonction notamment de leurs métiers, de leur appartenance ou non aux mêmes secteurs professionnels (Livre / Scène / Cinéma / Bande Dessinée / Audiovisuel / Animation / Musique / Photographie / Arts Visuels / Arts Plastiques / Arts du Numérique…), de leur degré de proximité et/ou de dépendance vis à vis de certains acteurs de l’aval (éditeurs, producteurs, diffuseurs…) ou Organismes de Gestion Collectives (SACD, SACEM, SCAM, SAIF, SOFIA…), de leurs appartenances ou proximité politiques et idéologiques, des rapprochements ou inimitiés héritées de luttes sociales et syndicales antérieures ainsi que de leur conception plus ou moins – voire pas du tout ! – corporatiste des actions qu’ils et elles sont amenés à entreprendre en défense de leurs métiers et de de leurs pratiques …
Pas simple donc, d’autant que la crise sanitaire, jouant son rôle de révélateur et d’accentuation des inégalités sociales, a rendu encore plus criantes les problématiques des artistes auteurs les plus fragiles.

Aujourd’hui encore, et malgré de timides mesures d’accompagnements prises par le gouvernement à destination des artistes-auteurs en lien avec leurs pertes d’activité dues à la crise, le chantier reste largement ouverts et la prise de décision politique, là aussi –là encore – se fait attendre !
Mais trêve de bavardage, nous n’avons pas vocation à faire des états généraux des artistes-auteurs, mais plus modestement à accueillir lors de cette Agora, la parole d’un certain nombre d’entre elles et eux.
Je vous demande donc d’accueillir pour débuter, Béatrice Thirié, compositrice de musique de films et de musique contemporaine, également interprète et qui va parler notamment au nom du SNAC, le Syndicat National des Auteurs et Compositeurs.

Joachim Salinger