Profitant de la remise du Prix René Goscinny, les deux lauréats Fabien Vehlmann et Gwen de Bonneval ont pris la parole sur la grande scène du Théâtre d’Angoulême pour dénoncer la précarité des auteurs de bande dessinée. Un moment d’autant plus émouvant que les jeunes auteurs se réclament du combat mené, toute sa vie, par René Goscinny, pour la reconnaissance du métier d’auteur. Sur le thème, « Pas d’auteur, pas de BD », une centaine de dessinateurs et scénaristes ont rejoint les lauréats sur scène, le visage symboliquement dissimulé par une feuille de papier blanc.
Fabien : Nous voulons d’abord remercier le jury du Prix Goscinny : déjà parce que nous sommes très sincèrement touchés par ce choix, mais aussi parce que leur décision de récompenser le travail de deux co-scénaristes va à l’encontre d’une certaine vision de la BD qui préfère toujours un peu qu’un livre soit fait par un seul et unique auteur. A nos yeux, donc, décider de primer une œuvre collective – faite aussi avec Hervé Tanquerelle, Fred Blanchard et Laurence Croix – est loin d’être anodin !
Gwen : Ce qui est loin d’être anodin également, c’est d’être associé de près ou de loin au nom de René Goscinny. Goscinny, qui avant d’être l’auteur à succès que l’on connait et de pouvoir déployer son génie, a écrit sous de nombreux pseudonymes, dans le quasi anonymat, à une époque où les auteurs n’étaient pas reconnus, et les scénaristes encore moins… Corvéable à merci et sous-payé pour la World press, Goscinny s’éreinte au travail, la nuit et les week-end. Au milieu des années 50, il tente, avec les plus grands auteurs de l’époque, d’établir une charte pour défendre leurs droits et leur métier. Goscinny se fait virer, pour l’exemple, accusé d’être le meneur. Il pensait que ses confrères allaient tous démissionner avec lui, mais seuls Uderzo et Charlier quittent l’entreprise à ses côtés… Ces difficultés ne sont pas sans nous rappeler celles que nous connaissons aujourd’hui. Nous espérons en revanche que la solidarité entre auteurs et actrices s’est développée…
Fabien : C’est pourquoi nous appelons maintenant sur scène tous les auteurs et autrices de la salle qui le souhaitent, à venir collectivement nous rejoindre, le temps de lire un petit texte inspiré de la tribune « Autrices-Auteurs en Action 2020 », que vous avez sans doute signée… Ca prendra pas longtemps, rassurez-vous. N’hésitez pas, venez ! …Et pendant qu’ils et elles montent, rappelons juste, statistiquement, que 53 % de ces personnes vivent en réalité avec moins que le Smic, et que 36% d’entre elles – en majorité des autrices – vivent même sous le seuil de pauvreté… Des chiffres qui pourraient déjà, à eux seuls, justifier notre colère, quand on nous présente le marché de la BD comme étant « florissant ».
Gwen : Rappelons aussi que de nombreux auteurs et autrices ne sont pas là ce soir après avoir purement et simplement cessé leur activité au cours des 2 ou 3 dernières années, écœurés par une réforme du Raap faite sans concertation et les fragilisant sous prétexte de les protéger, épuisés de se battre auprès de l’Urssaf pour faire valoir leurs droits, ou bien sidérés à l’idée de se voir proposer un forfait de moins de 4000 euros pour un album de 200 pages – et c’est le cas de certains albums de cette sélection… 4000 euros pour au moins deux ans de travail… Qui accepterait ça ? Nous précisons enfin que ce combat pour le métier d’auteur de BD s’inscrit bien entendu dans une lutte beaucoup plus large, concernant la société toute entière et visant à moins d’inégalité entre les plus pauvres et les plus riches. En cela, nous sommes donc solidaires de toutes les professions qui se battent encore, à l’instant même, pour se faire entendre.
Gwen : Les voilà donc, sous vos yeux, les fameux auteurs et autrices dont nous sommes en train de parler. Des personnes épatantes qui représentent une source de créativité, de dynamisme et de diversité à peu près inégalée dans le monde, car se situant au croisement des influences du manga, du comics, mais aussi de la tradition franco-belge et de la littérature… Une source qui est à la base même de l’entièreté de l’écosystème du livre, cette belle industrie qui nous fait tous vivre, ici, dans cette salle. Car chacun de ces auteurs professionnels permet 15 autres emplois tout au long de la chaine du livre, dans la fabrication, l’édition, la promotion, la diffusion, la distribution et les librairies.
Fabien : Et si jamais ces auteurs disparaissent, que ces autrices s’effacent, ou que la profession les rend invisibles… C’est toute la création qui disparaît, et avec elle, la totalité des autres métiers du livre. Si René Goscinny est désormais connu dans le monde entier, c’est d’abord, bien sûr, parce qu’il était talentueux… Mais si on avait suivi la seule Loi du Marché, dont on nous rabâche qu’elle trie naturellement les « bons auteurs » des « auteurs ratés », il serait probablement resté anonyme parmi les anonymes. Il a fallu du temps, mais aussi un peu de chance, pour aboutir à un succès artistique et commercial tel que la série « Astérix », par exemple.
Gwen : Et c’est là que les éditeurs peuvent et doivent jouer pleinement leur rôle, en repérant les futurs talents, en leur donnant les moyens de vivre décemment de leur travail, et en les révélant aux yeux du public. Le combat des autrices et auteurs n’est donc pas un combat contre les éditeurs, bien au contraire !… Mais c’est un combat qui exigera des éditeurs – en plus de l’action du gouvernement – qu’ils acceptent enfin de bouger les lignes et de faire des gestes en notre faveur. L’avenir du secteur tout entier va dépendre de notre capacité à travailler en bonne intelligence, et à le faire vite, car tout se jouera dans les quelques années qui viennent, et particulièrement en 2020.
Fabien : Afin de pouvoir continuer à exister, et à créer ensemble, nous demandons : • La confirmation de rdv ministériels tout au long de l’année. • La mise à profit du Rapport racine, mais aussi de toutes les propositions des représentants du Snac, de la Ligue des Auteurs et des autres syndicats du secteur, afin de préserver la pluralité des points de vue. • Un partage des valeurs plus favorable aux auteurs, mesure explicitement soutenue jeudi par Emmanuel Macron. • Une rénovation ambitieuse de notre statut, qui tiendra compte de nos singularités • Mais aussi la recherche de solutions applicables à court terme, car beaucoup d’auteurs et autrices sont dans une situation d’urgence absolue.
Gwen : L’idée n’est pas de lister toutes nos demandes ce soir, d’autant qu’il existe parmi nous une pluralité d’opinions sur ces questions… C’est un signe de bonne santé démocratique mais ça va aussi impliquer des heures de débats acharnés, voire de disputes… comme dans le village d’Astérix. C’est pour ça qu’on doit s’y mettre tout de suite ! Alors c’est parti les ami-e-s, on y retourne et on se met au boulot ! D’abord on va tous redescendre dans la salle et se remettre à flipper pour nos prix. Mais ensuite, discutons avec nos éditeurs, avec les ministres, argumentons… Et surtout soyons inventifs et solidaires : car toutes les actions menées lors de cette édition du FIBD ne sont pas une fin en soi, c’est un top-départ : nous vous appelons en effet à mener des actions tout au long de 2020, dans chaque festival, chaque salon du livre, chaque dédicace… pour que l’année de la BD soit une année de lutte et de construction !
Fabien & Gwen : Et il y a déjà une chose à laquelle on peut tous les deux s’engager ce soir devant vous – d’autres le feront sans doute aussi – c’est que tant que la situation des auteurs et autrices n’évoluera pas d’une manière visible – et tant que ce milieu continuera à célébrer nos chiffres de vente sans rien changer à ses habitudes-, nous n’irons plus à Angoulême, ni en 2021, ni les années suivantes. Merci de votre écoute.
Fabien Vehlmann & Gwen de Bonneval Remise des Prix FIBD 2020
Photo : Manifestation des auteurs de BD sur la scène du Palmarès du Festival d’Angoulême 2020 © AFP / Yohan BONNET
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